Le risque d’obsolescence touche aussi les leaders.
La quatrième révolution industrielle favorise de nouveaux profils de leaders mais nous n’avons pas encore changé notre lecture des leaders. Il faut pourtant de nouveaux leaders pour naviguer dans l’incertitude, dans de nouveaux usages, avec de la concurrence et des ruptures rapides, tous azimuts. À l’ère du digital, les besoins en innovation, en changement et en vitesse sont des facteurs de croissance et de création de valeur qui n’ont aucun précédent. L’Ubérisation n’est que la secousse avant le tremblement numérique.
Pendant ce temps, nos critères pour identifier, recruter et développer les nouveaux leaders sont peut-être tout aussi dépassés que les cadres que on évalue, recrute et nomme à de nouvelles responsabilités. Il est donc temps de poser un autre regard sur les leaders d’aujourd’hui qu’ils soient professionnels, cadres, dirigeants, entrepreneur ou leaders d’opinion.
Quels modes de pensée doit-on favoriser pour actualiser le leadership des décideurs et réussir dans un environnement digital invasif et inédit ?
Quelles compétences devrait-on favoriser dans les programmes de développement du leadership et de management pour tirer avantage d’un écosystème sans limite physique et hautement technologique ?
Ces questions sont cruciales car y répondre, c’est accompagner rapidement les transformations et c’est assurer la création de richesses d’aujourd’hui et des emplois de demain.
Après de plus de 500 évaluations de cadres (managers, directeurs, VP et DG) au cours des derniers trois ans et de multiples lectures sur le sujet, j’en suis arrivé à quatre questions simples mais efficaces que je pose en entrevue. Elles m’aident à comprendre combien le leader est lui-même digitalisé, comment il pense avec ses nouvelles possibilités et comment il influence les autres pour s’entourer. Je vous les partage ici.
Question 1 : Comment le leader s’intéresse à l’économie numérique ?
Si l’environnement change si rapidement, comment le leader s’informe, cherche, discute et partage, se forme, teste et expérimente sans que son entreprise ne le lui demande ?
Le digital se compose de nouveaux usages facilement accessibles et observables. Et les moyens d’information gratuits et faciles d’accès sont innombrables. Il n’y a donc aucune excuse pour dire que l’on ne sait pas ou que l’on n’a pas saisi l’enjeu du digital et son urgence.
J’interviewais récemment des cadres en gestion du territoire qui se disent impactés par les enjeux de la Smart City et le transport autonome (car, camion, voiture). Les plus « digitaux » ont répondu en démontrant un intérêt continu pour comprendre et être à peu près à jour. Les moins « digitaux » ont indiqué regarder cela avec prudence ou tout simplement ne pas comprendre la question. Même son de cloche du côté des cadres de l’enseignement privé qui voit l’eLearning leur ouvrir des mondes nouveaux mais dont les budgets importants et les marchés naissants offrent des défis en soi. Quelque soit le secteur, certains cadres doivent « simplement » composer avec les nouvelles technologies mais parfois doivent gérer une décroissance drastique en raison des ruptures digitales (culture, médias, distribution). Leur intérêt pour ce nouveau contexte concurrentiel est une clé de leur leadership pour prendre les bonnes décisions.
Le digital est trop souvent vu par les personnes concernées sous l’angle de l’outil. On ne peut résumer le digital aux réseaux sociaux, aux nouvelles technologies, aux appareils mobiles ou à un environnement de travail digital avec le télétravail.
Le digital n’a pas de préférence. Le digital est une re-conception des possibilités de faire des affaires pour rencontrer autrement les besoins des clients. C’est très large. Si un leader n’en voit qu’un bout, c’est déjà bien pour en faire un leader d’usage mais c’est insuffisant pour en faire un leader digital.
Par ailleurs, le patron, l’investisseur, le Venture Capitalist, l’évaluateur, le coach, le mentor, le pédagogue doivent eux-mêmes élargir leur cadre de référence pour bien apprécier les talents et le potentiel digital des leaders.
Question 2 : Comment le leader anticipe les scénarios d’un futur proche dans son écosystème ?
Avec cette question on veut mesurer comment le leader décode et prévoit le Business Model dans un environnement concurrentiel digital.
Pourquoi un leader devrait faire cela alors que c’est à la haute direction de le faire ? Parce que l’innovation n’est pas dictée par la haute direction. Parce que la stratégie et les orientations s’alimentent en réseau. Parce que les leaders doivent aussi les comprendre pour mieux influencer les changements et négocier les virages avec leurs équipes.
Les leaders couvrent-ils toutes les facettes du digital ?
les marchés existants et nouveaux marchés,
les sources de revenus,
les canaux de distribution et les structures,
la proposition de valeur,
les métiers et les talents,
les capacités technologiques,
les activités clés,
les partenariats et alliances,
le social business, l’eCommerce, le cloud computing, la mobilité, le big data et l’analytics, la génomique, l’imprimante 3D, les objets connectés, l’automation, la robotique, la télé-présence, etc.
Le leader identifie t-il les nouveaux Business Model pour trouver celui qui sera le plus adapté à son organisation ? Le digital c’est une myriade de combinaisons : économie de plateforme, économie de l’abonnement, économie du software, API, Data & Analytique, économie de l’expérience, modèle de l’innovation produits, etc.
Le leader pense-t-il clairement ce qui est prioritaire et important pour bâtir une stratégie dans un environnement multiple et aux évolutions incertaines ? Le digital est souvent abordé sous l’angle de la dématérialisation des services administratifs ou sous l’angle du service clients (portail web). Mais il peut aussi être prendre différentes formes. Savoir par où commencer pour bâtir le digital organisationnel est un bon indicateur de la visibilité des possibilités et d’une logique de progression et de changement.
Selon la consultante Suzan Colantuano, lors d’une conférence Ted Talk, la progression des femmes vers les comités de direction dans l’économie traditionnelle passe essentiellement par la compétence « stratégie et langage d’affaires ». Pour les femmes leaders, cette question et cette compétence demeurent donc encore plus essentielle dans l’économie du digitale si elles cherchent à progresser et à occuper des postes influents dans l’organisation.
Question 3 : Comment le leader s’entoure pour élargir ses connections avec les nouvelles opportunités ?
Avec cette question, on veut mesurer si la personne apprend seul ou en s’exposant à d’autres personnes aux idées et aux projets variés.
Le leader nourrit-il un réseau de contacts variés et diversifiés à tous niveaux et dans différents domaines ?
Le leader s’inspire t-il d’expérimentations, de fournisseurs, d’experts et de confrères pour comprendre, anticiper, développer des partenariats et repousser des frontières technologiques, de capacités, de marchés géographiques et de méthodes de travail ?
La pensée unique et le maintien de l’ordre existant sont les pires ennemis du leader à l’ère du digital. La disruption n’a pas de frontière et ce sont aux intersections de nouvelles disciplines que se créent les disruptions.
Le digital n’a pas d’université et de diplôme. Mais on continue d’apprendre les anciens modèles économiques sans tout à fait savoir s’ils sont adaptés à une offre en ligne, mondiale, omnicanale, mobile, algorithmique. Pourtant, au niveau technique, il y a plus d’Indiens diplômés avec des cours en ligne en intelligence artificielle que d’américains assis dans les universités à ces mêmes cours. Merci au MOOC Coursera !
Il est donc essentiel de voir comment un leader cherche à s’entourer avec des pionniers de son écosystème ou à interfacer avec d’autres domaines, à connecter avec les instigateurs de nouvelles pratiques et à bâtir des ponts entre futurs partenaires potentiels.
Question 4 : Comment le leader influence-t-il ses interlocuteurs pour adopter de nouvelles approches numériques ?
L’objectif de la question est de savoir si le leader sait renoncer aux habitudes du passé. Les comportements sont parfois bien ancrés. Et il est parfois plus facile de faire « Repeat ».
On ne progresse pas dans le digital en faisant comme dans les années 90. Un leader digital encourage l’abandon d’analyses erronées, de méthodes-tâches-outils inutiles, obsolètes ou substituables pour faire de la place à de nouveaux réflexes et à des solutions numériques nouvelles. S’il est un « disrupteur », il peut encourager des ruptures fortes sur les bases du Business Model.
L’exécution d’une transformation ne peut se penser sans impliquer, consulter, expliquer et accompagner ses clients, cadres, employés, partenaires.
Lors d’entrevues, il est important de voir avec quel style le leader considère l’importance de la gestion du changement (interne et écosystème) et fait adopter de nouveaux usages à ses équipes. Des styles plus Top-Down plus directifs, plus actions-essai-erreur ou plus participatifs s’observent et peuvent convenir selon la taille et la culture de l’entreprise. Mais l’engagement de toute une équipe dans le digital doit se faire en valorisant fortement l’apprentissage rapide, continu et ouvert.
Une nouvelle grille de lecture
Selon les réponses et leur profondeur, je distingue 6 types de leaders digitaux. Chacun contribue à leur manière à l’organisation. Chacun d’eux adopte le digital à un rythme différent et avec leur propre intensité. Cette typologie ressemble beaucoup à la traditionnelle courbe d’adoption des innovations (mais elle est un peu déformée).
L’enjeu est de faire passer rapidement les profils intermédiaires vers des stades plus avancés et d’encourager la connaissance et les essais avec les plus réfractaires, septiques ou craintifs.
Les disrupteurs [environ 1%] :
Attitude générale : Think Big, Think Fast, Think Globally, Change the World ! Et pour certains, c’est carrément : No limit. Hack the system. Everything is digitizable. Disrupt the complete industry. F***K the system. Pionniers. Difficiles à gérer dans une organisation lente et peu agile. On besoin de latitude et d’autonomie.
Pour des postes de cadres, j’ai rarement rencontré en entrevue de recrutement des profils « Purs Disrupteurs » car ces profils se retrouvent plus souvent dans les rangs des entrepreneurs ou travaillent dans des start-up.
Les transformateurs [environ 5 %] :
Attitude générale : Les activités et les marchés doivent être exploités autrement. Investir massivement et régulièrement dans les technologies puis abattre les silos est leur credo. Ils veulent offrir une nouvelle expérience et dégager plus de valeur pour le client et de nouvelles marges de manœuvre opérationnelles et financières. Initiateurs, ils aiment l’action et veulent changer le choses.
Les initiateurs [environ 10%] :
Attitude générale : Les nouveaux marchés, technologies et méthodes de travail se rejoignent pour créer une nouvelle offre et de nouveaux prix de reviens. Les projets sont de nature opportuniste pour tester des changements et répondre à un besoin d’affaire bien identifié. Curieux, ils ont besoin de mandats et de projets pour avancer en accompagnant la digitalisation.
Les explorateurs [environ 40%] :
Attitude générale : Les outils et les technologies doivent être expérimentés pour se les approprier. Il y a sûrement quelque chose à découvrir. Qui serait contre le progrès puisque certains géants du digital connaissent des performances supérieures à la moyenne (GAFA et autres) ! Ouverts et suiveurs, ils apprécient les projets technologiques et bien isolés pour convertir certains volets de l’organisation.
Les réticents [environ 20%] :
Attitude générale : Avant de vouloir innover en grand et prendre des risques pour tout changer, commençons par gérer les paramètres de contraintes des organisations qui sont trop prenant au quotidien. Ils ont besoin de conserver un certain contrôle sur le réel et les activités traditionnelles. Ils sont des alliés pour adapter le digital au terrain.
Les évitants [environ 25%] :
Attitude générale : Les technologies sont une menace et le digital un mot à la mode. Pendant ce temps il y a beaucoup de problèmes concrets qui restent à résoudre. Sceptiques et retardataires dans l’adoption. Techno-craintifs. Comme l’indiquait Simon Sinek, ils ont changé leur téléphone à cadrant parce qu’il n’est plus produit. Ils refusent l’adoption ou se montrent passifs.
Penser le digital ne suffit pas à être un leader d’équipe.
Ces quatre questions nous indiquent quand un leader est «Digital Ready», en un mot connecté.
Mais d’autres questions doivent être posées pour ensuite savoir comment il va manager sa direction, ses employés, ses partenaires, les clients, les leaders d’opinion et les groupes de pression. Un leader visionnaire du digital dans une entreprise établie réussit plus facilement s’il combine son leadership digital avec un management adapté.
Comme l’indique Charlene Li dans son livre « Engaged Leaders », les nouveaux modes de travail collaboratif supposent aussi de repenser la mobilisation en encourageant l’alignement sur des objectifs discutés collectivement, l’autonomie et la responsabilisation, l’apprentissage continu par l’échange et l’expérimentation, le travail en mode projet et en mode agile.
On peut ainsi avoir un bon leader traditionnel en rupture avec une nouvelle réalité économique et des modes de management nouveaux.
A moins d’être dans une petite entreprise entrepreneuriale, la gestion du changement sera également une composante essentielle pour partager la vision, consulter et impliquer les clients et fournisseurs, rassurer les joueurs clés et les employés, rallier les décideurs et les investisseurs, implanter de façon incrémentale et rapidement, transformer durablement, communiquer et valoriser la nouvelle proposition de valeur.
Bien sûr, les leaders qui démontrent certains traits de personnalité peuvent avoir un certain potentiel à grandir rapidement comme leader digital, faut-il qu’on les encourage et qu’on les stimule plus. Ces profils montrent une grande curiosité, une capacité à penser la complexité et à résoudre des problèmes, un besoin d’apprendre en continu, un sens pédagogique pour expliquer aux autres les changements radicaux ou encore une propension à prendre des risques calculés. Ils démontrent aussi une flexibilité pour s’adapter à un environnement : innovant, rapide, changeant.
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